CHAPITRE 24
La forêt tropicale d’Amérique du Sud – cet immense et profond enchevêtrement de bois et de jungles qui couvre des kilomètres et des kilomètres du continent, recouvrant les pentes montagneuses et emplissant le creux des vallées, ne s’interrompant que pour laisser la place à de larges fleuves étincelants et à des lacs scintillants – cette forêt douce verdoyante et luxurieuse semble inoffensive quand on la voit de tout en haut à travers les nuages qui passent.
Quand on a les pieds sur son sol humide et doux, les ténèbres sont impénétrables. Les arbres sont si hauts qu’il n’y a pas de ciel au-dessus d’eux. À vrai dire, la création n’est rien que lutte et menace dans ces ombres épaisses et moites. C’est l’ultime triomphe du Jardin Sauvage, et tous les savants de nos civilisations ne parviendront jamais à classer la totalité des espèces de papillons multicolores, de félins tachetés, de poissons carnivores ou de serpents géants qui foisonnent en ces lieux.
Des oiseaux au plumage de la couleur du ciel d’été ou de l’ardent soleil volent parmi les branches humides. Les singes en poussant des cris saisissent de leurs petites mains habiles des lianes épaisses comme des cordages. Des mammifères sinistres et au pelage luisant, de toutes formes et de toutes tailles, se traquent sans répit les uns les autres parmi des racines monstrueuses et des tubercules à demi enfouies, sous d’immenses feuilles bruissantes et sur les troncs tourmentés de jeunes pousses qui meurent dans les ténèbres fétides, alors même qu’elles puisent leur ultime nourriture dans ce terreau empesté.
Dément et d’une vigueur sans fin, tel est le cycle qui pousse ces créatures affamées ou rassasiées vers une mort violente et horrible. Des reptiles aux yeux aussi durs et aussi brillants que des opales festoient sans fin sur l’univers grouillant d’insectes chitineux comme ils le font depuis l’époque où aucune créature à sang chaud ne foulait la terre. Et les insectes – avec leurs ailes et leur dard, gorgés de venin mortel et étincelants dans leur hideuse et terrible beauté et usant de ruses insondables – finissent, eux, par se repaître de tout cela.
La pitié n’existe pas dans cette forêt. Ni pitié, ni justice, ni admiration pour sa beauté, ni cri de joie devant le superbe spectacle de la pluie qui tombe. Même le sagace petit singe est au fond du cœur un idiot.
Du moins en était-il ainsi jusqu’à l’arrivée de l’homme.
Combien y a-t-il de milliers d’années de cela, nul ne peut vous le dire avec certitude. La jungle dévore les ossements de ceux qui la peuplent. Elle engloutit en silence les manuscrits sacrés en même temps qu’elle ronge les pierres plus obstinées des temples. Les textiles, les vanneries, les poteries et même les ornements d’or martelé finissent par se dissoudre sur sa langue.
Les petits indigènes à la peau sombre sont là depuis bien des siècles, c’est incontestable, érigeant leurs fragiles petits villages aux huttes en frondaisons de palmes et les feux enfumés sur lesquels ils font leur cuisine, chassant le gibier abondant et redoutable avec leurs lances rudimentaires et leurs redoutables flèches à la pointe empoisonnée. Dans certains endroits, ils aménagent leurs petites fermes comme ils l’ont toujours fait, pour cultiver les ignames épais, les gros avocats verts, le piment et le maïs. Beaucoup d’épis jaunes et tendres de maïs. De petites poules picorent la poussière devant les maisonnettes construites avec soin. De gros porcs luisants reniflent et se vautrent dans leurs enclos.
Ces humains sont-ils ce qu’il y a de mieux dans ce Jardin Sauvage, guerroyant entre eux comme ils le font depuis si longtemps ? Ou bien n’en sont-ils qu’un élément indifférencié, pas plus complexe au bout du compte que la scolopendre, le svelte jaguar au pelage satiné ou la silencieuse grenouille aux gros yeux si terriblement toxique qu’un simple contact avec son dos tacheté provoque une mort certaine ?
Qu’ont donc à voir les innombrables tours de verre et de béton du grand Caracas avec ce vaste monde sans fin qui en est si proche ? D’où est venue cette métropole d’Amérique du Sud, avec ses ciels chargés de brouillard et ses immenses taudis qui grouillent au flanc des coteaux ? La beauté reste la beauté, où qu’on la trouve. La nuit, même ces ranchitos, comme on les appelle – ces milliers et ces milliers de cabanes qui recouvrent les pentes abruptes de chaque côté du grondement des autoroutes – même elles sont belles car, même si elles n’ont pas d’eau ni d’égout et si les gens s’y entassent dans un total manque d’hygiène et de confort, elles sont néanmoins toujours entourées de chapelets d’étincelantes petites lumières électriques.
Il semble parfois que la lumière soit capable de transformer n’importe quoi ! Mais les gens des ranchitos le savent-ils ? Est-ce pour la beauté qu’ils font cela ? Ou bien veulent-ils simplement éclairer leurs petites cahutes ?
Peu importe.
On ne peut pas s’empêcher de créer la beauté. On ne peut pas arrêter le monde.
Regardez le fleuve qui coule devant le minuscule avant-poste de Saint-Laurent-du-Maroni, un ruban de lumière entraperçu ici ou là du haut des arbres tandis qu’il s’enfonce au plus profond de la forêt, pour réapparaître enfin devant la petite mission de Sainte Marguerite-Marie : un groupement d’habitations dans une clairière autour de laquelle la jungle attend patiemment. N’est-ce pas beau, ce petit groupe de constructions aux toits de tôle ondulée, avec leurs murs blanchis à la chaux et leurs croix rudimentaires, avec leurs petites fenêtres allumées et le bruit d’une unique radio jouant la grêle mélopée d’un chant indien accompagné du joyeux battement de tambours ?
Comme elles sont jolies les profondes vérandas des petits bungalows, avec leurs balancelles en bois peint, leurs bancs et leurs chaises. Les moustiquaires sur les fenêtres donnent aux pièces une ambiance douce et somnolente, car elles font un grillage serré par-dessus la multitude des couleurs et des formes, les rehaussant on ne sait comment et les rendant plus visibles et plus vibrantes, en leur donnant un air plus voulu – comme les intérieurs d’un tableau d’Edward Hopper ou l’illustration d’un livre d’enfant.
Bien sûr, il y a moyen d’arrêter l’expansion effrénée de la beauté. Il y a toujours l’embrigadement, le conformisme, l’esthétique à la chaîne et le triomphe du fonctionnel sur le fortuit.
Mais vous n’en trouverez pas beaucoup ici !
C’est le destin de Gretchen, dont elle a illuminé toutes les subtilités du monde moderne – un laboratoire, une expérience morale et répétitive – Faire le Bien.
C’est en vain qu’autour de ce petit campement la nuit lance son chant de chaos, de faim et de destruction. Ce qui compte ici, c’est de soigner un petit nombre d’êtres humains venus se faire vacciner, opérer, traiter aux antibiotiques. Comme Gretchen elle-même l’a dit : penser à une vision plus vaste est un mensonge.
Pendant des heures, j’errai dans un grand cercle à travers la jungle épaisse, évoluant, insouciant et fort, à travers un feuillage infranchissable, escaladant les racines d’une hauteur fantastique des arbres de la forêt tropicale, m’arrêtant ici et là pour prêter l’oreille au chœur confus de la nuit sauvage. Si tendres sont les fleurs pâles et moites qui poussent sur les branches les plus hautes et les plus verdoyantes, assoupies dans la promesse de la lumière du matin.
Une fois de plus, j’étais au-delà de toute crainte, devant la laideur moite et croulante de cette nature. La puanteur de la pourriture dans une poche marécageuse. Les choses qui glissaient sous mes pieds ne pouvaient pas me faire de mal et ne me dégoûtaient donc pas. Oh ! que l’anaconda vienne me chercher, j’adorerais sentir son étreinte sans cesse mouvante. Comme je savourais le cri aigu et profond des oiseaux, conçu assurément pour frapper de terreur un cœur plus simple. Dommage que les petits singes aux bras velus dorment aux heures les plus sombres, car j’aurais aimé les tenir assez longtemps pour couvrir de baisers leur front soucieux ou leur bouche bavarde.
Et ces pauvres mortels, paisiblement assoupis dans les nombreuses petites maisons de la clairière, non loin de leurs champs labourés avec soin et tout près de l’école, de l’hôpital et de la chapelle, semblaient dans le moindre détail un divin miracle de la création.
Hmmm. Mojo me manquait. Pourquoi n’était-il pas ici, à rôder avec moi dans cette jungle ? Il faudrait que je le dresse à devenir un chien de vampire. Je l’imaginais gardant mon cercueil durant les heures de jour – une sentinelle à l’égyptienne, ayant pour instruction d’égorger tout intrus mortel qui aurait jamais trouvé son chemin dans l’escalier descendant au sanctuaire.
Je ne tarderais guère à le revoir. Le monde entier m’attendait par-delà ces jungles. En fermant les yeux et en faisant de mon corps un subtile récepteur, je pouvais entendre à des kilomètres la bruyante rumeur de la circulation à Caracas, les accents chantants des voix amplifiées, la lourde musique rythmée de ces repaires climatisés où, comme les papillons vont vers la flamme des bougies, j’attire les tueurs pour pouvoir me nourrir.
Ici régnait la paix tandis que les heures s’écoulaient dans le doux ronronnement du silence tropical. Un chatoyant rideau de pluie tombait du ciel bas et chargé de nuages, pilonnant la poussière de la clairière, mouchetant les marches bien balayées de l’école et crépitant doucement sur les toits de tôle ondulée.
Des lumières clignotaient dans les petits dortoirs et dans les maisons à l’écart. Seule une lueur rougeâtre dansait dans l’obscurité de la chapelle, avec son clocher bas et sa grosse cloche luisante et silencieuse. Dans les allées bien dégagées et le long des murs blanchis à la chaux, de petites ampoules jaunâtres brillaient dans leurs abat-jour ronds de métal.
Il n’y avait pas beaucoup d’éclairage dans le premier des bâtiments du petit hôpital, où Gretchen travaillait seule.
De temps en temps, j’apercevais son profil derrière les moustiquaires. Je la vis un instant sur le seuil, où elle s’installa à un bureau assez longtemps pour griffonner quelques notes, la tête penchée, les cheveux ramenés en chignon sur sa nuque.
Je finis par m’approcher sans bruit de la porte et par me glisser dans le petit bureau encombré, avec son unique lampe, pour gagner la porte de la salle proprement dite.
Un hôpital pour enfants ! Il n’y avait que des petits lits. Simples et rudimentaires, alignés sur deux rangées. Est-ce que j’imaginais des choses dans cette épaisse pénombre ? Ou bien les lits étaient-ils faits de bois brut, ligaturés et protégés par un voile de tulle ? Et au milieu de la petite table incolore, n’était-ce pas un bout de chandelle que j’apercevais sur une petite assiette ?
Soudain, je me sentis pris de vertige ; je ne distinguai plus les choses avec autant de clarté. Non, pas cet hôpital ! Je clignai des yeux, m’efforçant de séparer les éléments éternels de ceux qui avaient un sens. Des poches en plastique pour des goutte-à-goutte, étincelant sur leurs supports chromés au chevet des lits, des tuyaux de nylon léger et luisant qui descendaient jusqu’aux minuscules aiguilles enfoncées dans les petits bras maigres et fragiles !
Ce n’était pas La Nouvelle-Orléans. Ce n’était pas ce petit hôpital ! Et pourtant regarde les murs ! Ne sont-ils pas en pierre ? J’essuyai la mince couche de sueur ensanglantée qui perlait sur mon front, et je regardai la tache sur mon mouchoir. N’était-ce pas une enfant aux cheveux blonds allongée dans ce petit lit là-bas ? Le vertige me reprit. Je crus entendre un rire haut perché, plein de gaieté et de moquerie. C’était sûrement un oiseau dans les ténèbres du dehors. Il n’y avait pas de vieille infirmière, en longue jupe de lainage tissé à la maison, avec un fichu sur les épaules. Elle avait disparu depuis des siècles, en même temps que ce petit bâtiment.
L’enfant geignait ; la lumière brillait sur sa petite tête ronde. Je vis sa main potelée sur la couverture. J’essayai une fois encore d’y voir plus clair. Une ombre épaisse s’étendait sur le sol devant moi. Regarde l’alarme déclenchée par l’apnée, avec ses petits chiffres qui brillent, et les casiers vitrés pleins de médicaments ! Non, ce n’est pas cet hôpital-là, mais celui-ci.
Alors, Père, tu es venu me chercher. Tu disais que tu le referais.
« Non, je ne lui ferai pas de mal ! Je ne veux pas lui faire de mal. » Était-ce moi qui chuchotais si fort ?
Loin, tout au fond de l’étroite salle, elle était assise sur la petite chaise, ses pieds menus s’agitant d’avant en arrière, ses cheveux tombant en boucles folles jusqu’à ses manches bouffantes.
Oh, vous êtes venu la chercher. Vous le savez bien !
« Chut, vous allez réveiller les enfants ! Allez-vous-en. Vous n’êtes pas là ! »
Tout le monde savait que vous remporteriez la victoire. On savait que vous triompheriez du Voleur de Corps et vous voici… vous êtes venu la chercher.
Non, ça n’est pas pour lui faire du mal. Mais pour la laisser prendre la décision.
« Monsieur ? Je peux vous aider ? »
Je levai les yeux vers le vieil homme planté devant moi, le docteur, avec ses favoris tachetés de gris et ses petites lunettes. Non, pas ce docteur-ci ! D’où était-il venu ? J’examinai la petite plaque qu’il portait avec son nom dessus. Nous sommes en Guyane française. C’est pourquoi il parle français. Et il n’y a pas d’enfant au fond de la salle, assise dans une chaise.
« Je viens voir Gretchen, murmurai-je. Sœur Marguerite. » J’avais cru qu’elle était dans ce bâtiment, j’avais cru l’apercevoir à travers la vitre. Je savais qu’elle était ici.
Des bruits sourds tout au fond de la salle. Lui ne peut pas les entendre, mais moi, je peux. Elle arrive. Je perçus soudain son odeur, mêlée à celle des enfants et du vieil homme.
Mais même avec ces yeux-ci, je n’arrivais pas à voir dans l’intolérable pénombre. D’où venait donc la lumière ? Gretchen venait d’éteindre la petite ampoule électrique à la porte du fond, elle descendait la longueur de la salle, passant d’un lit à l’autre, d’un pas rapide et décidé, la tête baissée. Le docteur eut un petit geste las et s’éloigna en traînant les pieds.
Ne regarde pas les favoris, ne regarde pas les lunettes, ni la bosse arrondie de son dos voûté. Enfin, tu as bien vu la petite plaque en plastique avec son nom sur sa poche. Ce n’est pas un fantôme !
La porte grillagée se referma doucement derrière lui tandis qu’il s’éloignait.
Elle apparut dans les ténèbres qui se dissipaient. Comme elle était belle avec ses cheveux ondulés, tirés en arrière au-dessus de son front lisse, et ses grands yeux tranquilles. Elle aperçut mes chaussures avant de me voir. Elle se rendit compte soudain de la présence d’un étranger, d’une pâle silhouette silencieuse – il n’y a même pas un souffle qui émane de moi – dans le calme absolu de la nuit, auquel il n’appartient pas.
Le docteur avait disparu. Comme si les ombres l’avaient englouti, mais il était sûrement là quelque part au cœur des ténèbres.
Je me dressai dans la lumière qui venait du bureau. Son odeur me subjuguait : odeur du sang et doux parfum d’un être vivant. Dieu, la voir avec ces yeux-ci – voir l’éclatante beauté de ses joues. Je bloquais la lumière, n’est-ce pas, car la porte était toute petite. Pouvait-elle distinguer assez nettement les traits de mon visage ? Pouvait-elle voir l’étrange couleur surnaturelle de mes yeux ?
« Qui êtes-vous ? » C’était un murmure méfiant et étouffé. Elle se tenait loin de moi, au milieu de l’allée entre les lits, et elle me regardait par-dessous ses sourcils bruns froncés.
« Gretchen, répondis-je. C’est Lestat. Je suis venu comme je l’avais promis. »
Rien ne bougeait dans la longue salle étroite. Les lits semblaient figés derrière leurs voiles de tulle. La lumière pourtant jouait sur les poches de plasma, comme autant de petites lampes argentées scintillant dans la pénombre. J’entendais le souffle léger et régulier des petits corps endormis. Et un bruit sourd et rythmé, comme une enfant qui tape en jouant le pied d’une chaise avec l’arrière de son petit talon.
Lentement, Gretchen leva la main droite et, d’un geste instinctif, posa les doigts comme pour se protéger sur sa poitrine, à la base de la gorge. Son pouls s’accéléra. Je vis ses doigts se refermer comme sur un médaillon et puis je vis la lumière qui étincelait sur le mince fil d’une chaîne d’or.
« Qu’est-ce que tu as autour du cou ?
— Mais qui êtes-vous ? » répéta-t-elle, dans un murmure rauque, ses lèvres tremblant comme elle parlait. La pâle lumière du bureau derrière moi se reflétait dans ses yeux. Elle considéra mon visage, mes mains.
« C’est moi, Gretchen. Je ne vais pas te faire de mal. Rien n’est plus éloigné de mon esprit. Je suis venu parce que j’avais promis que je viendrais.
— Je… je ne vous crois pas. » Elle recula sur le plancher, ses talons de caoutchouc caressant le sol en un frôlement à peine perceptible.
« Gretchen, n’aie pas peur de moi. Je voulais que tu saches que ce que je t’avais dit était vrai. » Je parlais très doucement. Pouvait-elle m’entendre ?
Je la voyais faire un effort pour y voir plus clair, comme moi quelques secondes auparavant. Son cœur battait à tout rompre, ses seins s’agitant superbement sous le coton blanc empesé, le sang montant soudain à son visage.
« Je suis là, Gretchen. Je suis venu te remercier. Tiens, laisse-moi te donner cela pour ta mission. »
Stupidement, je fouillai dans mes poches ; j’en retirai ce qu’avait rapporté le goût du lucre du Voleur de Corps, je le lui donnai à pleines poignées, mes doigts tremblant tout autant que les siens pour lui tendre tous ces billets souillés et ridicules, comme si c’étaient des choses sans valeur.
« Prends, Gretchen. Tiens. Cela aidera les enfants. » En me retournant, je revis la chandelle… cette même chandelle ! Pourquoi la bougie ? Je posai l’argent à côté, et j’entendis les lames du plancher craquer sous mon poids tandis que j’approchais de la petite table.
Comme je me retournais pour la regarder, elle s’approcha de moi, craintive, et ouvrant de grands yeux.
« Qui êtes-vous ? » murmura-t-elle pour la troisième fois. Comme ses yeux étaient grands, comme ses pupilles étaient sombres, quand elles se fixaient sur moi en dansant, comme des doigts attirés par quelque chose qui allait les brûler. « Je vous demande encore une fois de me dire la vérité !
— Lestat, que tu as soigné dans ta propre maison, Gretchen. Gretchen, j’ai repris ma véritable forme. Je suis venu parce que je t’avais promis de venir. »
C’était à peine si je pouvais le supporter, ma colère familière s’embrasant à mesure que la peur s’intensifiait chez elle, que ses épaules se crispaient, qu’elle croisait les bras et que la main cramponnée à la chaînette autour de son cou commençait à trembler.
« Je ne vous crois pas, dit-elle, du même murmure étranglé, tout son corps reculant bien qu’elle n’eût pas même fait un pas.
— Non, Gretchen, n’aie pas ce regard affolé, méprisant. Que t’ai-je donc fait pour que tu aies ces yeux-là ? Tu connais ma voix. Tu sais ce que tu as fait pour moi. Je suis venu te remercier…
— Menteur !
— Non, ça n’est pas vrai. Je suis venu parce que… parce que je voulais te revoir. » Seigneur Dieu, est-ce que je pleurais ? Mes émotions étaient-elles maintenant aussi incontrôlables que mon pouvoir ? Et elle allait voir le sang ruisseler sur mon visage, ce qui l’effraierait encore davantage. Je ne pouvais pas supporter le regard qui brillait dans ses yeux.
Je me retournai et je fixai la petite bougie. De ma volonté invisible, je touchai la mèche et je vis la flamme bondir comme une petite lampe jaune. Mon Dieu, ce même jeu d’ombre sur le mur. Elle eut un sursaut en la voyant, puis ses yeux revinrent vers moi, tandis qu’il faisait de plus en plus clair autour de nous, que pour la première fois elle voyait distinctement et sans erreur possible le regard fixé sur elle, les cheveux encadrant le visage tourné vers elle, les ongles luisants de mes mains, les dents blanches à peine visibles peut-être derrière mes lèvres entrouvertes.
« Gretchen, n’aie pas peur de moi. Au nom de la vérité, regarde-moi. Tu m’as fait promettre que je viendrais. Gretchen, je ne t’ai pas menti. Tu m’as sauvé. Je suis ici. Il n’y a pas de Dieu, Gretchen, c’est toi qui me l’as dit. Venant de n’importe qui, ça n’aurait pas eu d’importance, mais c’est toi-même qui me l’as dit. »
Portant ses mains à ses lèvres, elle recula, la petite chaîne retombant autour de son cou si bien qu’à la lueur de la bougie je vis la croix d’or. Oh ! Dieu merci, c’était une croix, non pas un médaillon ! Elle fit encore un pas en arrière. Elle ne pouvait s’en empêcher.
Les mots montèrent à sa bouche comme un sourd gémissement :
« Éloigne-toi de moi, esprit impur ! Sors de cette maison de Dieu !
— Je ne te ferai pas de mal !
— Éloignez-vous de ces petits innocents !
— Gretchen, je ne ferai pas de mal aux enfants.
— Au nom de Dieu, éloignez-vous de moi… partez ! » Sa main droite chercha de nouveau la croix et elle la brandit dans ma direction, le visage congestionné, les lèvres humides, entrouvertes et tremblantes dans son hystérie, le regard fou. Je vis que c’était un crucifix avec le petit corps torturé du Christ mort.
« Sortez de cette maison ! Dieu lui-même la protège. Il protège les enfants. Partez !
— Au nom de la vérité, Gretchen, répondis-je, d’une voix aussi étouffée que la sienne et aussi vibrante de sentiment. Je suis avec toi ! Je suis là.
— Menteur, siffla-t-elle. Menteur ! » Son corps tremblait avec une telle violence qu’on aurait dit qu’elle allait perdre l’équilibre et tomber.
« Non, c’est la vérité. Si rien d’autre n’est vrai, cela, c’est la vérité. Gretchen, je ne ferai pas de mal aux enfants. Je ne te ferai pas de mal. »
Dans un instant assurément elle allait perdre totalement la raison, des hurlements désemparés allaient jaillir d’elle, la nuit tout entière l’entendrait et toutes les pauvres âmes du village allaient se précipiter à son appel, et reprendre peut-être le même cri.
Mais elle restait là, tremblant de tous ses membres, et seuls des sanglots sans larmes sortaient soudain de sa bouche béante.
« Gretchen, je vais m’en aller, je vais te laisser si c’est ce que tu veux vraiment. J’ai seulement tenu ma promesse envers toi ! Y a-t-il rien de plus que je puisse faire ? »
Un petit cri monta d’un des lits derrière elle, puis un gémissement d’un autre et elle tourna frénétiquement la tête de ce côté-ci puis de celui-là.
Elle se précipita et passa devant moi pour s’engouffrer dans le petit bureau, des papiers s’envolant sur son passage, la porte grillagée claquant derrière elle tandis qu’elle disparaissait dans la nuit.
J’entendis ses sanglots au loin quand, abasourdi je me retournai.
Je vis la pluie qui tombait en une bruine silencieuse. Je vis Gretchen déjà à l’autre bout de la clairière et qui courait vers les portes de la chapelle.
Je t’ai dit que tu lui ferais mal.
Je me retournai et je regardai la longueur de la salle plongée dans l’ombre.
« Tu n’es pas là. J’en ai fini avec toi ! » murmurai-je.
La lumière de la bougie la révélait clairement maintenant, même si elle était tout au bout de la salle. Elle balançait toujours sa jambe couverte d’un bas blanc, le talon de sa pantoufle noire frappant le pied de la chaise.
« Va-t’en, dis-je aussi doucement que je le pouvais. C’est fini. »
Des larmes coulaient bien sur mon visage, des larmes de sang. Gretchen les avait-elle vues ?
« Va-t’en, répétai-je. C’est fini, et je pars aussi. »
Il me sembla qu’elle souriait, mais non. Son visage devint l’image même de l’innocence, le visage du médaillon de mes rêves. Et dans le silence, comme je restais là pétrifié à la regarder, son image tout entière resta sur place mais sans faire un geste. Puis elle s’évanouit.
Je ne vis plus qu’une chaise vide.
Je me retournai lentement vers la porte. J’essuyai de nouveau mes larmes, horrifié, et je remis le mouchoir dans ma poche.
Des mouches bourdonnaient contre le grillage de la porte. Comme la pluie était claire, qui maintenant martelait le sol. J’entendais ce doux bruissement qui gonflait à mesure qu’elle redoublait de violence, comme si le ciel avait lentement ouvert la bouche et soupiré. J’avais oublié quelque chose. Qu’était-ce donc ? Ah ! la chandelle, souffle la chandelle, pour éviter qu’un feu ne prenne et ne blesse ces tendres petits !
Et regarde tout au fond – cette petite enfant blonde sous la tente à oxygène, la feuille de plastique froissée brillant comme si elle était faite de petits fragments de lumière. Comment as-tu pu être assez stupide pour allumer une flamme dans cette pièce ?
J’éteignis la bougie en pinçant la mèche entre mes doigts. Je vidai mes poches. Je posai sur la table tous les billets sales et froissés, des centaines et des centaines de dollars et aussi toutes les pièces que je pus trouver.
Puis je sortis et je passai lentement devant la chapelle avec ses portes ouvertes. Sous l’averse, je l’entendis qui priait, je perçus ses chuchotements sourds et brefs et, par l’entrebâillement, je la vis agenouillée devant l’autel, la flamme rougeoyante d’un cierge tremblant derrière elle, tandis qu’elle déployait ses bras en croix.
J’aurais voulu partir. Il me semblait dans les profondeurs de mon âme meurtrie que je ne voulais rien de plus. Mais quelque chose encore me retenait. J’avais senti l’odeur violente et reconnaissable du sang frais.
Cela venait de la chapelle et ce n’était pas le sang qui circulait dans ses veines, c’était du sang qui coulait librement l’une blessure toute fraîche.
J’approchai, prenant garde de ne faire aucun bruit, je n’arrêtai sur la porte. L’odeur était plus forte. Je vis alors le sang qui ruisselait de ses mains tendues. Je le vis sur le sol, qui coulait en ruisseaux de ses pieds.
« Délivre-moi du Mal, ô Seigneur, emporte-moi jusqu’à Toi, Sacré Cœur de Jésus, prends-moi dans Tes bras… »
J’approchais, mais elle ne me voyait pas, elle ne m’entendait pas. Son visage baignait dans une douce lumière, provenant du cierge vacillant et aussi de son rayonnement intérieur, de cette extase dont elle était la proie maintenant et qui l’excluait de tout ce qui l’entourait, y compris la silhouette sombre à son côté.
Je regardai l’autel. J’aperçus le crucifix géant au-dessus, et en bas, le petit tabernacle étincelant et la bougie qui brûlait derrière sa vitre rouge, ce qui signifiait que le Saint-Sacrement était là. Une bouffée de brise s’engouffra par les portes ouvertes de la chapelle.
Je contemplai Gretchen encore une fois, son visage levé avec ses yeux à demi fermés, et sa bouche pendante bien que les mots sortissent encore de ses lèvres.
« Christ, mon Christ bien-aimé, prends-moi dans Tes bras. »
À travers la brume de mes larmes, je vis le sang rouge qui se gonflait et ruisselait en flots épais de ses paumes ouvertes.
Du village venaient des voix étouffées. Des portes s’ouvraient et se fermaient. J’entendis des gens qui couraient sur la terre battue. En me retournant, je m’aperçus que des formes sombres s’étaient rassemblées à l’entrée : des silhouettes de femmes inquiètes. Quelqu’un murmura en français un mot qui signifiait « étranger ». Et puis ce cri étouffé :
« Le diable ! »
Je descendis la travée centrale, marchant droit sur elles, les forçant peut-être à se disperser, mais sans jamais les toucher ni les regarder, puis je passai et sortis sous la pluie.
Je me retournai alors. Je la vis toujours agenouillée, tandis que les femmes l’entouraient et j’entendis leurs douces exclamations de révérence « Miracle ! » et « Des stigmates ! »
Elles faisaient le signe de la croix et s’écroulaient à genoux autour d’elle, tandis que les prières continuaient à tomber de ses lèvres de cette voix sourde, comme si elle était en transe.
« Et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu et le Verbe fut fait chair. »
« Adieu, Gretchen », murmurai-je. Et là-dessus je disparus, seul et libre, dans la tiède étreinte de la nuit sauvage.